mardi 21 décembre 2010

Lu dans la Libération

Trois grandes personnes du jazz méritent l'écoute ou la lecture, avant de se farcir l'hymne au «Roi des Forêts» (Mon beau sapiiiin) du 24 décembre pour faire plaisir aux enfants. Le pianiste Dan Tepfer; l'harmoniciste Olivier Ker Ourio; le poète Eric Sarner.

!cid_image002_jpg@01CB9DCD Le pianiste Dan Tepfer, comme Brad Mehldau, a suivi les cours de l'ultra-subtil Fred Hersh et du Roi Martial Solal. Notre première rencontre date du concert de Lee Konitz au Duc des Lombards, l'hiver 2009. Que les Dieux du jazz soient remerciés de nous avoir donné Lee. Et qu'ils soient à nouveau bénis d'avoir envoyé Tepfer à Lee. Le pianiste tourne avec Lee, lui offrant inspiration et nouvelle jeunesse. Je me souviens de Kary's Trance entamé comme une course de Formule 1. Lee distribuait les étoiles, puis soudain ralentit. Tepfer suivait concentré l'improvisation, comme un trader les cours de la Bourse. Il prit le chorus au vol, remit le saxophoniste sur orbite, céda le drive au premier signe de Lee. La classe. Seuls les musiciens de haut-vol se permettent pareille opération.

C'est dire l'attention portée à son troisième disque, Five Pedals Deep. Plus grungy que les précédents. Mais plus incisif, plus lyrique, plus dense. Plus exposé que le précédent en solo Twelve Improvisations in Twelve Keys. Tepfer donne l'impression de se jeter sur le piano et d'amortir le saut au dernier millimètre pour offrir le son parfait. «La démarche artistique de Thelonious Monk m'enflamme. J'essaie de traduire la même respiration», me confie l'artiste. Le balancement dégagé par les compositions doit beaucoup à la section rythmique. Les Américains Thomas Morgan (contrebasse) et Ted Poor (batterie) mettent le groove en danger permanent avec des métriques peu courantes. Le jeu de Tepfer réagit en dissonances, culbutes mélodiques et harmonies téléscopées. L'esthétique singulière de son chant se révèle très abordable. Tepfer m'apprend que Jean-Sébastien Bach et Les Beatles figurent parmi ses modèles de composition. Il vient d'écrire un concerto. Monk disait :«ma musique doit être comprise par un enfant». Tepfer, que les Grands tutoient, a compris la leçon.
PL4531_px1200 Olivier Ker Ourio est au jazz français ce que Jean-Jacques Milteau est au blues: LA référence. Monsieur Harmonica. Ker Ourio joue en revanche sur un diatonique, c'est-à-dire avec le piston qui permet d'atteindre les dièses et les bémols. Le timbre diffère. Puis il y a autre chose. Le Réunionnais se différencie par un univers très personnel de rythmes chaloupés. Il résume son parcours: «Mon ancêtre a débarqué de Lorient en 1728. J'ai grandi bercé par le Maloya, le chant des esclaves. J'en retire un amour sans limite pour la mélodie. Mon enfance a baigné dans les disques de Louis Armstrong. J'ai éprouvé l'appel du jazz pendant les études d'informaticien, en 1985, à Grenoble. Un choc lors d'un concert sur le campus.»

Depuis, le virtuose n'a pas cessé d'enrichir la palette. Le bosseur inspiré compose tous les airs du disque Magic Tree, voltigeant entre les styles (calypso, habanera, cachuca, etc.). Les improvisations dégagent une maîtrise considérable. Le coeur, parfois, déborde. Ainsi au concert du New Morning, pendant un morceau dédié à sa femme (Jenn, qui figure sur le CD), le leader sert un magnifique deuxième tour de chorus au public scotché. Précisons que le 11 décembre, trois figures l'entourent (le guitariste Philippe Catherine; le batteur André Ceccarelli; l'organiste Emmanuel Bex). Ker Ourio est un musicien d'échange. Il écoute, respecte, brille en retour. La première fois qu'on l'a présenté à Michel Petrucciani, ils ont joué jusqu'à 7 heures du matin. D'autres sont tombés sous le charme (Michel Legrand, Georges Moustaki, Aldo Romano, Rick Margitza etc.). Normal: le passionné raconte sans relâche. Qui déclinerait une belle histoire?
Couv.Eric Eric Sarner, poète féru de jazz, livre les Eblouissements de Chet Baker aux éditions La Passe du Vent. Quarante textes bourrés de feeling. On a écrit mille fois sur le trompettiste né en 1929 dans l'Oklahoma, tombé de la fenêtre de son hôtel en 1988, à Amsterdam. Sarner déplace la perspective. Il extrait du plus profond de lui-même le plus profond de la voix «si perdue» de Chet : «le soir, musicien dans une cave, le reste du temps rien».
Sa contribution transgresse les clichés ressassés de l'Américain qui utilise la cuiller à soupe pour «faire bouillir son âme». Sarner explore l'autre côté du miroir. Les autres versants l'intéressent. C'est un voyageur. Prenez ceci :

«Chet disait
quelque chose comme
lorsque le soleil se levait
toutes ces maisons
se teintaient d'orangé
d'or de mauve
d'une centaine de nuances fantastiques
mon vieux
Paris
est vraiment beau
ou belle
ne savait comment dire
beau
belle
S'EN FOUTAIT».
Chet me manque, mais un peu mieux, maintenant.

Bruno Pfeiffer

CD
Dan Tepfer : Five Pedals Deep, (Sunnyside/Naïve)
Olivier Ker Ourio : Magic Tree (Plus Loin Music)
CONCERTS
Olivier Ker Ourio, avec Manu Le Prince le 26 décembre au Sunset.
LIVRE
Eric Sarner : Eblouissements de Chet Baker, Editions La Passe du Vent (10 €)

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