vendredi 15 juillet 2011

Article sur Archie Shepp écrit par Patrice


Vient d'apparaître un joli article de "Lejazzestlà" écrit par Patrice Goujon!

Shepp, Shepp, semper Shepp ! ou “Mon histoire de Shepp”


La venue d’Archie Shepp au festival de Junas le 22 juillet est un vrai bonheur pour tous les amateurs qui le connaissent depuis longtemps et pour ceux qui le découvriront et qui viendront probablement nombreux. Faisant partie de la première catégorie, Shepp ayant été l’un des musiciens qui m’a d’emblée fortement marqué , l’envie était forte d’évoquer les différentes occasions que j’ai eues d’être en quelque sorte un « supporter » comme beaucoup d’autres admirateurs, car au-delà des critiques et analyses de spécialistes, des interviews, des reportages dans les magazines (qui présentent tous bien sûr un intérêt indéniable), il reste que les amateurs, le public contribuent, à leur façon, à la diffusion du jazz et à la renommée d’un musicien. Ecoutant Archie Shepp depuis plus de quarante ans, ayant eu la chance de suivre (en partie) son œuvre au fur et à mesure qu’elle se construisait, je veux livrer ici ce qu’ a été en quelque sorte « mon histoire de Shepp » dans laquelle, ceux qui voudront bien la lire trouveront - pour les plus anciens- des moments qu’ils ont dû vivre de façon assez semblable (ayant chacun bien sûr une histoire propre avec le jazz en général et la période dont nous allons parler) et- pour le public plus récent- jeune ou pas ,quelques repères qui permettront sans doute de mieux connaître un musicien pour lequel il ne suffit pas de dire aujourd’hui que c’est un grand. Je dirai parfois « nous », car cette passion du jazz et admiration de Shepp, je la partageai avec bon nombre d’amis de ma jeunesse et d’amateurs anonymes. Ce texte est évidemment écrit en toute simplicité, il ne sera pas sans erreurs d’écriture ou de maladresses, mais le but est surtout de faire partager l’enthousiasme.


Mon histoire avec Shepp commence avec l’écoute du disque de John Coltrane « Ascension » alors que j’étais encore jeune lycéen. Coltrane était entré à la maison quelques années avant avec le magnifique « Olé » qui fit grincer des dents les parents ! « Ascension » qui sortit en 1965 arriva un peu plus tard en France, encore plus tard dans une ville de Normandie. En effet, à l’époque, les disques arrivaient au compte-goutte, encore fallait-il qu’il y ait un disquaire qui s’intéresse à un jazz parfois maudit par certains. Un seul titre pour cet album qui était une longue improvisation regroupant tous les musiciens qui allaient marquer la nouvelle ère et dont je suivrai la carrière avec passion. Ne citons que les saxophonistes : Pharoah Sanders, Marion Brown, John Tchicai (invité récemment à trois reprises à Nîmes pour notre plus grand bonheur avec Le Jazz Est Là) et … Archie Shepp. Il était donc dans la liste des nouveaux venus et il fallait d’urgence avoir quelque chose d’autre sous son nom ainsi que pour chaque musicien du disque, car s’ils jouaient avec Coltrane, ils étaient forcément grands et l’avenir nous le confirma ! L’album « Newthing at Newport » (chez Impulse en 1965) tomba à pic, consacrant une face au quartet Coltrane et l’autre à Shepp avec des musiciens que je découvrais : Barre Phillips, Bobby Hutcherson, Joe Chambers. La pochette du disque était lue et relue, mettant ma connaissance de l’anglais à rude épreuve, mais les titres et noms des musiciens étaient connus par cœur. Le terme New Thing du titre de l’album fut la nouvelle expression utilisée, à la place de free jazz, trop souvent mal interprétée ou mal comprise, voire l’occasion de critiques caricaturales, alors qu’Ornette Coleman avait lui aussi enregistré quelques années auparavant l’album historique intitulé « Free Jazz » avec un double quartet .C’est donc dans ce « New Thing at Newport » qu’était enregistré le célèbre « Matin des Noirs » écouté et réécouté au point d’avoir le thème dans la tête, quasiment note par note, malgré ma méconnaissance de la musique, techniquement parlant. C’est à ce moment que le son très personnel d’Archie Shepp me marqua définitivement. L’engagement d’Archie Shepp était aussi déjà là et cela ne gâchait rien puisque, l’amateur de jazz que j’étais, s’intéressait comme beaucoup d’autres à ce qui se passait du côté du mouvement noir aux Etats-Unis.

Cela dit, faute d’autres disques disponibles dans ma ville, la soif d’en savoir plus était, à l’époque, satisfaite par la lecture assidue de Jazz-Hot ou Jazz Magazine, pour suivre l’actualité, lisant les critiques d’albums qui tardaient à venir et rageant de ne pouvoir assister à certains concerts qui commençaient à avoir lieu en France. Ce fut alors l’occasion de mieux comprendre quel itinéraire avaient suivi ces musiciens. Je découvris qu’Archie Shepp, arrivant à New-York, avait enregistré avec un certain Cecil Taylor, pianiste exceptionnel, en 1960. Suivent rapidement les noms de Ted Curson (trompettiste qui collabora longtemps avec Charlie Mingus), Roswell Rudd (tromboniste qui suivra Shepp de longues années), Sunny Murray et Henry Grimes tous présents dans The Cecil Taylor Unit qu’on écoute encore aujourd’hui avec plaisir et qui est toujours marqué d’une grande modernité. Il était clair que tous ces musiciens étaient importants et je ne pouvais coller à leur actualité qu’au travers des revues et des annonces de disques, achetant certains d’entre eux beaucoup plus tard, n’ayant pas toujours les moyens, ni la possibilité de les trouver. Combien de fois ai-je regretté de me trouver à acheter une réédition en Cd de disques que je n’avais pu acheter à l’époque au moment de leur sortie ! Mais, retrouver tout, ravive la mémoire. Ce fut le cas pour Fire Music (album Impulse mars 65), dans lequel se trouve le titre « Malcom, Malcom, semper Malcom » qui me bouleversa et auquel participe Marion Brown qui était dans l’ « Ascension » du début, puis « Four for Trane » (août 1964) qui est présenté par l’écrivain et poète Le Roi Jones (Amiri Baraka - auteur de l’ouvrage « Le Peuple du Blues ») constamment présent et engagé aux côtés de ces nouveaux maîtres du jazz. En janvier 1964 sort l’album « Consequences » qui marque la collaboration entre Archie Shepp et Bill Dixon disparu l’an passé. John Tchicai, Don Cherry participent à l’enregistrement. L’un et l’autre par la suite marqueront à leur façon l’histoire de ce jazz nouveau. A propos de cet album Le Roi Jones écrivait : « Shepp combine la fureur de Coltrane et l’accent solide, le génie du blues presque intemporel d’un Ben Webster ». Sur la pochette du disque BYG chroniqué par Philippe Carles (Jazz-Magazine), on pouvait lire les propos de Bill Dixon : « Et si la musique comme tous les autres arts, reflète jusqu’à un certain point son époque, comment peut-elle s’empêcher de refléter ce qu’elle constate ? » Cette musique, à l’évidence, était directement liée aux convulsions de la société, aux luttes diverses dans le monde, à commencer bien sûr par celle du combat pour l’égalité des droits noirs/blancs aux Etats-Unis. Au passage, contrairement à la présentation des CD d’aujourd’hui, les vinyls nous invitaient à une lecture studieuse des textes où là aussi nous apprenions beaucoup sur chaque musicien, chaque composition et sur l’évolution générale du courant musical. Les pochettes qui s’ouvraient en deux parties avec texte et photos, avec aussi des couvertures célèbres, étaient un vrai régal. C’est là aussi que je piochais de nombreuses informations qui aiguisaient souvent mon désir d’en savoir plus. Merci à ceux qui ont chroniqué avec bonheur et sincérité des albums qui n’étaient pas du goût de tous.


Abonné à Jazz-Hot en 1969 (année de mon baccalauréat), j’y trouvai avec ravissement en couverture tous les grands noms qui me fascinaient. D’une grande simplicité, liée aux moyens de l’époque, le magazine nous livrait quelques publicités bienvenues présentant les nouveautés des catalogues Impulse, BYG qui, pour la majorité, allaient devenir des enregistrements historiques et que j’attendais avec impatience dans les bacs de mon disquaire local. « Kulu Se Mama », « Coltrane at the Village Vanguard », « Tauhid » (Pharoah Sanders), et déjà les Shepp : « Mama Too Tight » (1966), « Magic of Juju » (1967). Albums que je ne tardai pas à me procurer. C’est aussi dans les magazines que je trouvai toute l’actualité qui en grande partie se déroulait à Paris, mais parfois aussi dans d’autres régions. La lecture des comptes-rendus de concerts prenait alors un relief tout particulier. Ce n’est qu’à travers cette lecture que je savais ce qui se passait dans le club le plus free de Paris : « Le Chat qui Pêche » que je connaîtrai plus tard.

Le mouvement de 1968 tout frais encore et dont j’avais connu le bouillonnement en tant que lycéen, nous avait porté à enrager contre la guerre au Vietnam, contre l’Apartheid et à nous passionner pour les combats comme celui de Guevara ou celui de Martin Luther King, puis des Black Panthers. Nous étions prêts à partager tout cela avec les artistes noirs qui, au travers de la musique, poussaient leur cri.

De ce point de vue, l’été 1969 ancra cette orientation lors du Panafrican Festival à Alger où se retrouvèrent tous les « leaders » (dont Archie Shepp bien sûr) du courant d’avant-garde, mêlés aux écrivains, poètes et théoriciens du mouvement noir américain ainsi qu’aux musiciens de plusieurs pays d’Afrique, les jazzmen marquant leur retour aux sources. J’entends alors parler de Ted Joans, (interviewé dans le N°252 de Jazz-Hot en 1969 –le griot surréaliste-), Eldridge Cleaver et bien d’autres. Le numéro 253 de septembre 1969 me fit rêver. La couverture présente, en tenue d’été, Sunny Murray, Grachan Moncur III et Archie Shepp en train de discuter. A l’intérieur : photos des nuits d’Alger par Philippe Gras et Horace, Shepp trônant dans une grande djellabah blanche entouré de deux joueurs de derbouka du Maghreb. De cette période, le label BYG laissera des traces discographiques. Venant de passer mon Bac, j’avais, cet été là, effectué mon premier boulot d’étudiant aux PTT (Postes-Téléphone-Télégraphe, qui existaient encore) qui me rapporta 800Frs. Pas si mal pour une première paye, compte-tenu que le mouvement ouvrier avait réclamé un salaire minimum de 1000 Frs en 68 ! J’allai illico en dépenser le quart chez mon disquaire, me procurant en particulier le célèbre « Poem for Malcom », « Yasmina a Black Woman » de Shepp, mais comme il joue aussi dans « Ketchaoua » de Clifford Thornton (trompettiste) : j’achète, au passage « Hommage to Africa » de Sunny Murray : j’achète aussi et bien sûr l’album même « Pan African festival » et ainsi de suite. Jusqu’à présent, l’écoute de ces disques (même s’ils ont été pour certains réalisés un peu hâtivement) me procure toujours une grande émotion ravivant sans doute la mémoire des écoutes répétées que j’en fis à l’âge18 ans ! Philippe Carles disait de Shepp à ce moment : « C’est un révolutionnaire, partisan d’une musique violente et subversive. Ce qui compte pour lui : tous les chapitres de la musique afro-américaine ». Oui, et tout cela nous ramenait au blues, à Charlie Parker, il jouait radicalement mais interprétait parallèlement magnifiquement « Body and Soul », se souvenait d’Ellington avec « Prelude to a Kiss » et de tant d’autres choses qui ne pouvaient que ravir l’amateur que j’étais. Et puis, il y avait ce retour vers l’Afrique, autre sujet de passion. Les musiciens arboraient alors des tenues africaines, les titres mêmes des albums s’inspiraient des langues africaines ou de lieux découverts par eux. Parallèlement fit irruption un courant de jazzmen d’Afrique du Sud dont les grands représentants furent Dollar Brand (Abdullah Ibrahim), Chris Mc Gregor, Johnny Dyani, Dudu Pukwana et bien d’autres. Au milieu de ce bouillonnement musical et culturel, les amateurs comme moi, et il y en avait, considérèrent déjà Shepp comme un grand !

D’autres albums suivirent chez America (moins connus peut-être et plus rares) qui confirmèrent ce qui vient d’être dit : « Black Gipsy » (nov 69) avec Chicago Beau (vocal), Julio Finn (harmonica) et un violoniste qui fera parler de lui plus tard : Leroy Jenkins, Dave Burrell au piano compagnon de route de Shepp… Sur la pochette, on trouve en français le texte de Chicago Beauchamp : « Dans cet album « Black Gipsy », sont réunis quelques-uns des plus grands musiciens noirs de ce siècle. Dans le premier titre qui porte le même nom que l’album, nous avons essayé d’exprimer l’éthique de vie du peuple noir et de transmettre ce sentiment à tous ceux qui l’écouteront. En d’autres termes nous espérons que chaque artiste ou, tout simplement, tous ceux qui aiment l’art et la musique pourront ressentir cette liberté du Gitan et aimer ce que nous essayons de transmettre dans cette musique. Je tiens à remercier tout particulièrement Clifford Thornton et Archie Shepp qui ont très largement contribué à la beauté de ce disque ». Suivra en déc 69 (décidément année très prolifique, et ce n’est pas pour rien), « The Lowlands », avec à peu près la même équipe, sidérante, qui accueille Anthony Braxton et le « vieux » Philly Joe Jones (déjà présent dans « Yasmina a Black Woman »). Shepp est aussi au piano qu’il pratiquera magnifiquement en d’autres circonstances. Chicago Beauchamp écrit à nouveau: « The Lowlands is a musical portrait of live in the black ghettos and southern black communities ». Ma collection s’agrandissait. Dès qu’on parlait jazz, je citais Shepp, tout le monde savait à quel point je l’admirais (parmi tant d’autres qui jouaient avec lui), je prêtais des disques, je lassais un peu mes parents mais ils savaient qui c’était, des copains partageaient ce bonheur…. Néanmoins, je n’avais encore jamais assisté à un concert de mon saxophoniste quasi préféré. Et les concerts dans ma ville natale manquaient encore cruellement.

L’été 1970, c’était décidé, au regard de la programmation d’Antibes/Juan-les-Pins et de St Paul de Vence , j’allais pour la première fois « descendre » dans le sud bien inconnu pour moi et pour lequel il fallait encore bien à cette époque 12 à 14h pour un train de nuit pour aller de Rouen à Nice. Accueilli par la famille d’un copain de lycée à Nice, je me débrouillai pour aller pour la première fois de ma vie au célèbre festival d’Antibes qui programma une soirée en deux parties : Stan Getz et Archie Shepp. Une partie du public était venue pour Stan Getz, l’autre pour Archie. Notre radicalisme, sans doute un peu outrancier, nous avait empêchés d’apprécier à sa juste valeur le talent de Getz. Mais, nous étions là pour Shepp. Antibes était déjà un peu guindé et cher. Le public Shepp, surtout des jeunes, avait bien sûr acheté les places les moins chères. Il suffisait d’attendre le début, pour que d’un même élan, les « fans » enjambent les barrières pour atteindre les places du parterre, les plus chères, les plus vides ! Shepp, avec coiffe et tenue africaine, fit une entrée ovationnée au sein du « Full Moon Ensemble » qui, je ne l’apprendrai que plus tard, sera enregistré toujours par BYG. Je me souviens de Shepp, de son entrée en scène, du son que j’entendais enfin en direct, de l’ambiance dans la pinède, c’était mon premier concert Shepp. Il y avait, entre autres, le trompettiste Cifford Thornton disparu trop tôt, le regretté Beb Guérin l’un des français, contrebassiste, le plus engagé auprès des jazzmen américains venus à Paris qui enregistra également avec Sunny Murray, Alan Shorter et le batteur Claude Delcloo qui sera en partie à l’origine des albums BYG de 1969. Les jours suivants m’attendaient Albert Ayler et Sun Ra à la Fondation Maeght (concerts me marquant pour toujours, sur lesquels je reviendrai à une autre occasion). Mais ce qui resta particulièrement gravé dans ma mémoire, au-delà du concert bien sûr, eut lieu après le concert. Je n’avais rien prévu pour rentrer à Nice et je dus flâner dans Juan-les-Pins. Ce qui ne manquait pas de charme puisque je découvris l’activité nocturne tardive du sud à laquelle n’était pas habitué un jeune normand. Mais pour moi, festival signifiait qu’il devait y avoir quelque chose après le concert, j’avais lu cela de nombreuses fois dans les comptes-rendus. Alors !! En effet, je finis par trouver un lieu où se produisait un pianiste. Ce n’est que plus tard que je compris qu’il se passait même quelque chose d’important. Entrant dans le bar-club, je trouve le pianiste (dont je connaissais le nom - toujours la lecture des revues-) : Siegfried Kessler. Pas trop de monde, je m’assois donc le plus près possible, scotché au piano, « Siggy » à son scotch. Ravissement total. Siegfried Kessler à Antibes ! Je savais que Gérard Terronès (producteur du label Futura-Records) qui l’avait vite repéré, avait réalisé son premier album (toujours disponible d’ailleurs) avec Barre Phillips (le contrebassiste de New Thing at Newport) et Steve Mc Call . Je ne quitte pas des yeux le pianiste, je bois ses notes, il continue ses scotchs et je suis décidé à rester jusqu’au bout persuadé que Shepp allait venir. C’est ce qui arriva. Mon émotion fut telle que je n’ai jamais oublié cette scène. Shepp s’accoude au comptoir et observe avec attention les évolutions du pianiste. Sans doute trop timide à l’époque, je n’ose pas l’approcher, lui dire un mot comme je pourrais le faire aujourd’hui. Je suis en effet impressionné : Kessler est sur ma gauche au piano, Shepp à droite au comptoir, mes regards vont à présent de l’un à l’autre. Archie va-t-il prendre son sax ? Je resterai jusqu’à la fin de la soirée. Heure inconnue. Sûrement très tard. Belle soirée, mais un peu déçu, Shepp n’a pas joué. C’est plus tard que j’apprendrai dans un article qu’en fait, Shepp écoutait Siggy pour la première fois. ! Ils joueront plus de dix ans ensemble quelques années plus tard. J’ai retrouvé en m’installant à Nîmes vers 2002, celui qu’on appelait « Siggy » oscillant entre voyages en mer et ballades musicales dans quelques lieux de la région. Il se souvenait très bien d’Antibes et du reste. Nous l’avons perdu. Ne manquez pas la musique de celui qui se plaisait à mêler à ses improvisations les pièces des grands classiques qui l’avaient marqué et avec lesquelles il jouait. C’est encore Gérard Terronès (jouant un rôle primordial dans la diffusion de la musique d’Archie Shepp en France) qui réalisa plusieurs enregistrements de cette période avec lui : « Invitation » dans lequel Shepp joue sur deux thèmes en 1979, puis le Archie Shepp « Parisian Concert » avec Cameron Brown (contrebasse) et Clifford Jarvis (batterie) en 1977, Archie Shepp quintet « Tribute to Charlie Parker » en 1979, et la même année Archie Shepp quartet « Round About Midnight » dans lequel on trouve le titre « Blues for Brother George Jackson » leader des Black Panthers, tué en août 1971 dans la cour de la prison de San Quentin , ce titre marquant la fidélité d’Archie Shepp à son engagement des premières années.

Suivront d’autres albums marquant les collaborations diverses de Shepp qu’il est impossible de citer toutes. Shepp tenait désormais une place de choix dans ma discothèque à côté de Coltrane, de Pharoah Sanders, Marion Brown, Sunny Murray, Sun Ra, Albert Ayler, Bobby Few, John Tchicai et tous les autres. Cela dit, pour un grand amateur de Shepp, les concerts manquaient toujours. Ce fut le Rouen Jazz Action (dirigé -et toujours jusqu’à présent- par Michel Jules) qui m’offrira les plus belles occasions de l’entendre. Cette association, dans une mairie plutôt conservatrice, organisait, contre vents et marées, des concerts avec les plus grands représentants de l’avant-garde. Certains concerts avaient lieu dans un amphi de fac, d’autres dans une sorte de temple au cœur du vieux Rouen (la Salle Ste Croix des Pelletiers) qui était devenu un lieu de spectacle dont le décor surprenait souvent les musiciens qui sur scène ne pouvaient s’empêcher en jouant d’observer les plafonds et colonnades au-dessus de leur tête. C’est là que se produisit, le 21 janvier 1976, Archie Shepp, que nous attendions, nombreux, entouré de Dave Burrell au piano, Charles Greenlee au trombone, Beaver Harris à la batterie et Cameron Brown à la contrebasse. Quelle formation ! Je les connaissais tous par les lectures, les pochettes, les disques précédents. Salle comble, beaucoup d’étudiants. La salle était « équipée » de vieux sièges en bois, genre cinéma d’autrefois. Peu importe, on pouvait s’asseoir par terre pour être dans les premiers rangs sur un sol souvent poussiéreux, d’autres préféraient s’accrocher aux chapiteaux des piliers, interdit ou pas, ça fumait pas mal dans les coins. Entrée des musiciens ovationnée et c’était parti pour deux bonnes heures. Le son n’était pas toujours au top dans ce lieu, mais cela ne nous dérangeait pas, ça jouait, fort, rapide, les thèmes s’enchaînent sans répit, ça crie, ça chante, « Uhuru » ! « Mama Rose » ! « Freedom » ! « Revolution » ! Le public réagit, applaudit, siffle et crie sa joie, véritable partage de ce que les musiciens nous envoient au travers de la musique. Les musiciens sentaient notre adhésion et n’en jouaient que de plus belle. La vague américaine déferlait sur un public européen qui n’attendait que cela. Beaucoup de jazzmen américains s’installeront d’ailleurs durablement en Europe et en particulier en France. Ce que nous étions auparavant un peu condamnés à suivre de loin, arrivait chez nous. Les détracteurs de ce courant devaient faire face à un rempart sévère de partisans acharnés ! En octobre 1981, le même Rouen Jazz Action reçut à nouveau Shepp accompagné cette fois-ci de Santi de Briano à la contrebasse et de John Betsch batteur que je retrouverai aux côtés de Steve Lacy, Bobby Few et Steve Potts. L’ambiance ne change pas, Shepp est toujours bon, il garde la même puissance de jeu, tradition enrobée de free ou free bardé de blues et de swing.


A partir de là, je ne manquerai pas les occasions de concerts et les enregistrements innombrables. Dans le désordre : rencontres avec de prestigieux pianistes tels Mal Waldron (peu de temps avant sa disparition), Tchangodaï, Horace Parlan, Dollar Brand ; avec des voix comme Abbey Lincoln « Painted Lady » ou « Archie Shepp et Jeanne Lee » dont les titres évoquent bien la traversée du saxophoniste de toute l’histoire du jazz : « Sophisticated Lady », « Blue Monk » , « Tune for Shepp » dédicacé à Sun Ra et le toujours présent « Mama Rose » que Shepp n’abandonnera jamais, pour notre plus grand bonheur ! Voix aussi de Joe Lee Wilson comme dans « Attica Blues Big Band ». Il retrouve Sunny Murray et Richard Davis « St Louis Blues », les amis d’au moins 40 ans : Roswell Rudd, Andrew Cyrille, Reggie Workman, Gracham Moncur III et Amiri Baraka (Le Roi Jones) dans « Live in New York » en 2001 affichant tous une superbe énergie et le plaisir évident des retrouvailles. La discographie est immense à laquelle il faut ajouter le propre label de Shepp « Archie Ball » qui a produit par exemple « Gemini » avec encore d’autres vieux amis : Steve Mc Craven (batterie), Wayne Dockery (contrebasse) et Tom Mc Clung actuel pianiste régulier du groupe qui se produit depuis plusieurs années. Une de mes très récentes flâneries dans « les Jeudis de Nîmes », alors que je travaillais à ce texte, m’a amené à fouiller dans un bac de disques. Je suis tombé sur un album du label Steeple Chase de 1982 … Archie Shepp avec le pianiste Jasper Van’t Hof. Titre ??? Je vous le donne en mille : « Mama Rose » !!! La pochette à elle seule mérite l’achat : portrait de Shepp, chapeau de paille, pipe à la bouche, pipe qu’il arborait déjà sur la pochette de « Four for Trane ». Sur un fond blanc, écrit en gros « Mama Rose » qui rappelons-le est un hommage à sa grand-mère qui connut les humiliations de l’esclavage. Ce titre apparaît fidèlement et régulièrement depuis le début de sa création, à chaque fois émouvant.


A coup sûr, comme lors de sa venue précédente à Junas, Archie probablement jouera, récitera, chantera, criera « Mama Rose » (le 22 juillet 2011) avec Tom Mc Clung au piano et une formation qui prouvera que le lien avec l’Afrique, les racines, n’a jamais été coupé. Plus de quarante après l’écoute du « Matin des Noirs », la « New Thing » sera encore là. Il y aura le souffle de Shepp, mais à travers lui, celui de tous ceux (pour beaucoup disparus aujourd’hui) qui auront œuvré ensemble, pour certains dans des conditions difficiles, à façonner ce courant musical qui permettait déjà à Philippe Carles et JL Comoli d’écrire dans la préface de l’ouvrage « Free Jazz et Black Power » en 1971 : « Qu’y a-t-il dans l’amour du jazz ? La beauté, l’émotion, la nostalgie, l’excitation, la jeunesse, la révolte, tout cela sans doute. Mais d’abord, le goût des chemins nouveaux, le vif désir de l’inouï ».


Patrice Goujon président de l’Association Le Jazz Est Là lejazz.estla@laposte.net

15 juillet 2011 http://www.lejazzestla.fr

Quelques liens interessants pour illustrer le propos:
Archie Shepp avec Siegfried Kessler
Sophisticated Lady
Magic of JuJu
Malcom, Malcom, semper Malcom qui inspire mon titre
Shepp et l'Afrique
Archie Shepp à Oslow avec le pianiste actuel et Steve Mc Craven
Les principales couvertures de disques

Ne manquez surtout pas l'historique "Le Matin des Noirs" dans l'album New Thing at Newport cité au début du récit


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