lundi 16 mars 2015

OVER THE HILLS OU LES COLLINES INSPIRÉES


SCÈNES


Neuf musiciens passent par la Lorraine afin de partager leur passion pour le grand œuvre de Carla Bley et Paul Haines, « Escalator Over The Hill ».

Neuf musiciens en scène pour la relecture d’une œuvre qui n’appartient qu’à elle-même. Bruno Tocanne, Bernard Santacruz et les musiciens d’« Over The Hills » ont présenté le 6 mars 2015 au CIM de Bar-le-Duc leur vision d’« Escalator Over The Hill », l’opéra de Carla Bley et Paul Haines. Une soirée toute en vibration.
Il faut une bonne dose d’inconscience pour se lancer dans une telle aventure… Quelle drôle d’idée a donc germé dans les têtes pourtant bien faites de Bruno Tocanne et Bernard Santacruz, lorsqu’ils ont décidé de s’attaquer à pareil monument ? En réalité, ce n’est pas d’idée qu’il faudrait parler mais de passion commune, voire de déclaration d’amour faite à une œuvre sans équivalent dont les exégètes n’ont pas fini d’explorer les singularités.

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Bernard Santacruz © Jacky Joannès
Carla Bley et Paul Haines (l’auteur du livret) ont élaboré à la fin des années 60 un assemblage unique, qu’ils définissaient comme un opéra programme, où se mêlent jazz, rock, musique classique indienne ou musique contemporaine et bien d’autres formes encore – on pense souvent à Kurt Weill –, un monument inclassable servi par une escouade d’officiants venus d’horizons divers aux esthétiques supposées incompatibles. Côté jazz, rien que des pointures : Gato Barbieri, Charlie Haden, Don Cherry, Enrico Rava, Paul Motian, ou encore John McLaughlin ; venus de la planète rock, Don Preston (Mothers Of Invention) ou Jack Bruce (Cream) ; on pourra citer aussi Linda Ronstadt, chanteuse country qu’on n’attendait certainement pas dans une telle réunion. La distribution de ce grand chantier conçu pour le disque, dont la réalisation aura duré trois ans (de 1968 à 1971), était tout aussi impressionnante qu’inimaginable a priori. Et pourtant, près de 45 ans plus tard, il faut se rendre à l’évidence : Escalator Over The Hill, avec ses faux airs de château de cartes musical, se tient toujours debout, fièrement dressé sur des fondations hétéroclites mais d’une solidité à toute épreuve.
Tocanne et Santacruz ont osé. Et ils ont bien fait. Ils ont constitué une équipe et adopté un nom de code empreint de poésie : Over The Hills. Tout a commencé par une série de résidences, puis des concerts à l’automne 2014, dont l’un – celui de D’jazz Nevers Festival – a suscité l’enthousiasme de Carla Bley elle-même, mais aussi de son compagnon Steve Swallow, avec qui les neuf Français partageaient ce soir-là le plateau. Pouvait-on imaginer plus bel encouragement ?
Le concert de Bar-le-Duc ouvrait une série qu’on espère longue. « Enfin ! », a-t-on envie de dire - enfin une forte dose de musique brûlante, libre, festive, indomptée, qui a su rester fidèle à sa matrice sans pour autant lui coller aux notes de manière trop respectueuse ! Une relecture – c’est le mot employé par Bruno Tocanne lui-même – en forme d’immersion dans la folie architecturale aux couleurs surréalistes de Carla Bley et Paul Haynes, mais qui s’interdit l’idée de soumission.
Le groupe est soudé : au piano, Perrine Mansuy assure la stabilité, pour ne pas dire la sécurité, dans un environnement où la surprise guette à chaque instant. A la fois discrète et solide, elle trouve chez Bernard Santacruz un appui mélodique constant, à la contrebasse ou à la basse électrique. On est content de retrouver celle qui nous avait enchantés avec ses Vertigo Songs et qui sourit souvent aux incartades vocales et synthétiques de son autre voisin de scène, l’Helvète Antoine Läng. Ce dernier est plus qu’un chanteur - c’est un designer sonore aux vocalises zébrées d’effets multiples qu’il n’hésite pas à projeter autour de lui comme autant de petites sorcelleries ludiques. N’oublions pas l’importance du chant qui, dans Escalator Over The Hill, se répartissait entre plusieurs voix. Läng est une belle découverte, un artificier bondissant dont on reparlera. Plaisir aussi de retrouver Alain Blesing, ici dans une tonalité rock qui lui convient à merveille (les anciens n’ont pas oublié Eskaton et ses ardeurs zeuhl) : sa guitare est plus qu’électrique, elle est rageuse et croise le fer avec quatre soufflants volubiles. Ces drôles d’oiseaux ont pour nom Olivier Thémines (clarinettes), Jean Aussanaire (saxophones), Rémi Gaudillat (fidèle et lyrique à la trompette et au bugle) et Christophe Leloil (trompette), qui remplaçait ce soir-là Fred Roudet, autre compagnon de Tocanne, momentanément indisponible.
Au centre du dispositif, Bruno Tocanne fait montre d’une alliance charnelle de douceur et puissance. Le batteur est l’âme du groupe, sa courroie de transmission. Chacune de ses frappes paraît naître d’une inspiration de l’instant, comme guidée par la nécessité d’insuffler à un répertoire aussi original la passion qu’il lui voue. Des compositions hors du commun, puisées dans un grand ensemble de plus de deux heures, parce qu’il n’était pas possible de les interpréter toutes. La set list a fait l’objet d’une sélection attentive, avant d’être arrangée par Rémi Gaudillat, Alain Blésing ou Olivier Thémines.

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Bruno Tocanne © Jacky Joannès
« Hotel Ouverture », « Air India Radio », « Rawalpindi Blues », « Oh Say Can You Do ? », « Holiday In Risk », « Businessmen », « Detective Writer Daughter », « Slow Dance », « Small Town Agonist », « Escalator Over The Hill »… Les connaisseurs apprécient ces choix ; les autres – une bonne partie du public remplissant aux deux-tiers l’auditorium du CIM – se laissent emporter par la fougue contagieuse d’une formation qui pourrait, si les vents lui sont favorables, étoffer encore ses prestations en y ajoutant d’autres pièces. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.
Over The Hills aurait pu n’être qu’une addition de fortes personnalités. C’est au contraire un collectif puissant, porté par un enthousiasme qu’il nous revient d’entretenir – comme un feu sacré – en lui apportant un soutien sans réserve. Le concert de Bar-le-Duc a passé très vite, trop vite. Preuve que ce soir-là, la chronotransduction avait opéré et le temps ne comptait plus, tant il semblait évident que chacun partageait un moment de musique comme on les aime par-dessus tout : libres et vivants. Décidément, ces collines sont bien inspirées !
Voir le photo-reportage.   par Denis Desassis // Publié le 16 mars 2015


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